Jour
5. Lundi 26 janvier 2004. La grande retraversée.
Pas mal de vent cette nuit. Il a tourné à l’ouest,
comme prévu. Les vents, qui suivent les dépressions
et s’enroulent autour en tombant dedans, tournent ici dans
le sens inverse de celui de l’hémisphère nord.
Le bateau tire sur les amarres arrières attachées aux
arbres, nous sommes bien à l’abri. Yves m’entraîne à nouveau
en haut de l’île pour aller voir l’état
de la mer vers le sud et le Horn. D’ici, entre les îles,
on voit déjà la mer bien blanche vers le nord.
La montée est toujours aussi raide, surtout quand on part
comme des cabris, les arbres et la végétation sont
toujours aussi beaux. Mais le but c’est d’aller voir
en haut. Nous escaladons les derniers rochers, droit vers le sommet
plutôt, que passer par la crête, chemin plus long. Le
vent est déjà très violent. Attention de ne
pas se laisser déséquilibrer. En haut, un vent d’enfer.
C’est super. En ouvrant les bras face au vent, on se prend
pour un albatros. On a l’impression de voler. La mer est blanche,
50 nœuds environ, mer arrachée par endroit dans les rafales
de 60 à 65 nœuds. Toute la mer s’écrase
sur le cap Horn qui ne bronche pas. Seulement une ligne blanche continue à sa
base. L’écume, sur plusieurs miles, n’a pas le
temps de disparaître entre deux vagues. La force est en lui.
On sent aussi que ça pourrait être facilement bien plus
costaud encore. Pour profiter du spectacle tranquillement, nous nous
abritons derrière le rocher tout en haut d’Hermite.
Quand vous y viendrez, vous le reconnaîtrez tout de suite.
Un endroit magnifique avec vue sur un mythe. Et seuls. Un bon abri
pour admirer le spectacle de la nature brute. Dernière photo
du Horn. Pour mieux nous rendre compte de la taille des vagues, nous
descendons direct, en gardant la vue sur le sud. Les vagues commencent à à peine
cent mètres sous le vent des falaises et grossissent à toute
vitesse. Nous sommes à la moitié de la descente. Encore
une « dernière » photo du Horn. Un lieu. Une ambiance.
Une histoire. Des histoires.
Pour retrouver le bateau, pas de problème. Pour retrouver
le sentier, nous prenons à travers la forêt de hêtres
géants. Deux mètres ou un peu plus, les seuls aussi
grands sur l’île, à l’abri du vent dans
un creux. Notre unique voisin, qui a enfin arrêté son
générateur d’Américain, détache
son amarre avant, frappée sur Maxwell, pour nous laisser sortir.
A une autre fois. Nous rentrons à Puerto Williams et Ushuaia.
Lui, part demain ou plus tard, selon la météo, pour
les canaux chiliens de Patagonie. Trois ris dans la grand voile et
trinquette par vent d’est. Ca suffit pour nous porter à 5/6
nœuds. Du portant, avec quelques empannages, nous nous faufilons
entre caps et îles. La lumière est magnifique. Un grain
passe tout près. La mer devient noire, l’écume
blanche parfaitement bien rangée derrière Eliot. Les
rochers et les collines sont très australs. Puis rayon de
soleil. Paso Franklin, un grain nous rattrape. Mer noire, ciel noir,
voiles rouges-marron, risées blanches. Comme dans les films
noir et blanc de Moitessier ou des vieux tours du monde en solitaire
dans les 40ème rugissants et les 50ème hurlants. Ici,
nous sommes au 56ème parallèle… Dans les grains,
le vent forcit. Le bateau fonce dans le Paso, mer calme. Tout le
monde est ravi. Malgré la pluie assez forte, nous restons
sur le pont pour profiter de cet instant de rêve. En ayant
bien conscience que c’est du rêve et pour des gens comme
nous seulement… Nous laissons le petit phare rouge et blanc
, seul point de couleur de l’endroit avec le bateau, à tribord.
Paso Bravo, « passage Brave », le grain nous a dépassés.
Le vent faiblit et finit de nettoyer le ciel. Il semble que notre
dernier grain était le front arrière de la dépression.
Un peu de calme avant la prochaine dépression prévue
pour cette nuit. 40 à 50 nœuds de nord et d’ouest.
C’est toutes voiles dehors, grande voile sans ris, trinquette
et yankee, que nous entrons Bahia Nassau. En avance sur l’horaire.
Il fait beau, le ciel est bleu, la mer belle, le vent tombe. Nous
finissons au moteur. Bahia Nassau ! Cette baie ouverte au sud est
et au nord ouest, redoutée de tous les cap-horniers, où bon
nombre de bateaux sont venu se fracasser sur les secs, îles
ou falaises, en tentant d’y trouver refuge. 25 miles de traversée.
Véro, toujours sur le qui-vive, reste anxieuse à cause
des pronostics météo. Nous, ça nous paraît
un peu trop calme. Heureusement, quelques nuages laissés par
le mauvais temps animent le ciel, quand pingouins, cormorans et oiseaux,
animent la mer. Les dauphins, se déroutent quelques minutes
pour venir surfer sous l’étrave. L’acrobate de
l’aller nous refait ses sorties sur la queue, en marche arrière
avec plat sur le dos « comme nous l’été dans
la piscine » diront les enfants. Tout le monde adore, Gilbert
et Evelyne encore plus. De quoi animer la traversée de la
Bahia qui dure cinq heures. Voile et moteur.
Paso Gore, il commence à faire nuit et le vent forcit. Dans
la pétole nous avions tout affalé, à part la
trinquette pour la stabilité du bateau. Au près très
serré, avec le vent qui monte et le courant de face, c’est
juste la toile qui nous suffit. Largement. Mais il faut aller la
border. J’y vais. Bottes, jean, doudoune, bonnet, à peine
le temps de sortir dans le cockpit, une bonne gifle d’eau de
mer. Coup de chance, pile sur la doudoune. Ca va sécher. Dehors,
dans le noir, bruit du moteur, du vent et de la mer, noire elle aussi,
c’est bon de border la trinquette qui arrête instantanément
de faseiller. Nous remontons difficilement le Paso Gore vent de face.
Nuit noire, grains, pluie, paquets de mer sur le bateau. C’est
là qu’on apprécie la timonerie intérieure
d’Eliot, son poêle à mazout et ses qualités
marines de bon bateau rude qui a vécu. Il trace sa route,
face à la mer, au vent et au fort courant. 4 à 5 nœuds,
arrêté parfois par une ou deux grosses vagues successives,
il repart en avant. 1 nœud, 1,5 nœud… 3 nœuds.
Le vent forcit encore. Nous décidons de rentrer la trinquette.
Le vent est trop fort, 30/35 nœuds, un peu plus dans les « rachas » (rafales)
et de face. Aucun intérêt et autant préserver
le matériel. Bottes, pantalon de ciré, ciré,
harnais incorporé au ciré. Nous sommes prêts.
A peine dehors, nous clipons nos mousquetons à la « ligne
de vie ». Au cas ou. Dans le noir, l’eau à 10
degrés, avec ce vent, mieux vaut rester attaché au
bateau. Le pont et le cockpit sont éclairés. Ca, c’est
le vrai luxe ! Tout est prêt. Chacun sait ce qu’il doit
faire. Véro est à la barre dedans. Yves largue la drisse,
je récupère le tangon que je pose, à sa place,
sur la survie, et nous commençons à ferler la trinquette.
Ca piaule comme dit Yves. A part notre petit carré blanc dans
la nuit, tout est noir. Le bruit est violent. Nous finissons d’attacher
la trinquette. Impeccable. Dans le cockpit, chacun borde son écoute
pour bien tout fixer. Retour dans la chaleur de la cabine. Yves est
ravi de notre manœuvre. C’est son bateau. Je suis ravi
d’être sorti la nuit sur le pont pour faire des manœuvres
par gros temps. C’est mon premier cap Horn. Et mon premier
tour du monde.
Le temps continue à forcir. Le bateau passe bien mais ralentit
de plus en plus. Banc de kelp à éviter qui nous pousse
au milieu du paso, en plein courant. Yves décide de se rapprocher
beaucoup plus de la cote pour profiter du courant contraire, ou au
moins ne plus être au milieu du courant défavorable.
Nous sommes à 1,2 miles de la cote. A un mile. A un demi-milee.
A la cote. Tout au radar. Le bateau repart en avant. Notre vitesse
par rapport au fond passe à deux, à trois, puis plus
de quatre nœuds. Pas un phare, pas un village, pas une lumière,
sur la cote. On ne distingue rien. Même pas la mer. Que l’eau
qui passe par-dessus l’étrave du bateau. Nous sommes
tout près de Puerto Toro. 4 miles, pas plus. Il commence à être
tard, mais une bonne heure de bateau encore. Dans le noir et sous
les paquets de mer à scruter l’écran vert du
radar.
Les rochers qui protègent, ou qui barrent l’entrée
de Puerto Toro, selon d’où on voit les choses… ne
sont plus qu’à un mile, un demi-mile, un quart de mile.
Les rochers de la colonie de cormorans et la petite pyramide en bois
rouge et blanche de l’aller… Il faut sortir de l’abri
qu’ils nous procuraient pour les passer. Retour des vagues
qui stoppent le bateau, du vent violent et du courant de quelques
nœuds. Le phare de Puerto Toro. Surtout ne pas aller dessus.
On atterrit direct sur les rochers. Yves ne perd pas l’écran
vert du radar des yeux. Pourquoi tous les écrans radar sont-ils
verts ou orange ? Il arrondit tranquillement autour des rochers.
Tout au pilote automatique. En tournant le bouton degré après
degré. A la VHF, Constance confirme ce que nous a dit le gardien
radio. Fort clapot, vent de nord pas encore passé ouest, ce
qui rendrait le coin beaucoup plus accueillant. Pas terrible, mais
pas de quoi tenter le tout pour le tout, en pleine nuit, en mouillage
forain derrière les fameux rochers, à un endroit où Eliot
n’a jamais mouillé. Le gardien chilien, une heure et
demi du matin, a allumé le quai pour nous. Tout l’équipage
de Constance nous attend. Le gardien aussi.
Yves, toujours très concentré sur le radar discute
de la manœuvre avec Véro. Nous nous préparons.
Tenue complète. Sur le radar, en échelle maximum, on
voit les rochers. Nous ne devons pas être loin. Nous sortons.
Dehors, incroyable. Nous ne sommes qu’à quelques centaines
de mètres du ponton. Tout le monde nous attend. Le gardien
VHF-quai chilien et l’équipage de Constance. Il ne doit
pas faire très beau pour que tout le monde prenne ça
tellement au sérieux. Proue vers la plage, Constance pas ravi
dans cette position, nous en avons parlé avec Yves, ça
ne nous plait guère. Clapot et vent par l’arrière,
départ en catastrophe très difficile sous la pression
d’un fort vent de nord ou de nord est, avec très peu
de place pour faire demi-tour avant les galets… Au dernier
moment, changement de plan. Nous accostons proue vers la sortie.
Changement de côté de toutes les défenses. Les
amarres ne bougent pas. Pour nous donner du temps, Yves fait une
petite boucle, entre cote et ponton, au large. En même temps
il calcule son coup pour faire son 180° dans ce petit périmètre.
Le risque est soit de s’échouer sur la plage, soit d’éperonner
Constance. Il faut que la bateau aille vite pour ne pas se laisser
embarquer par le vent ou la mer. Si nous touchons Constance, les
dégâts seront violents. Tout est rapide. Bien fait.
Yves finit le huit, fonce vers la plage pour avoir de l’ère,
se rapproche rapidement de la plage et de la coque de Constance.
Barre à tribord toutes, la proue passe tout près de
la plage dans la lumière à iodure du ponton, passe à moins
de deux mètres de Constance à fond. Face à la
vague, grand coup de marche arrière. Stop. Eliot est arrêté le
long de Constance, face au vent et à la vague, amarres rapidement
aux taquets de Constance et aux bites du quai, à l’abri,
prêt à partir en cas de danger. Le reste est affaire
de bouts, de gardes et de nœuds, de marins au port et d’histoires
de mer échangées en arrivant dans la nuit.
«
Belle manœuvre ! », nous félicite le Chilien VHF.
Et il en voit des manœuvres. Après ça, la pression
baisse, la fatigue monte. Nous pouvons aller nous coucher, non ?
Quelle heure est-il ? Deux heures du matin. Ca piaule, ça
remue un peu. Mais ça va passer à l’ouest, foi
de cap-horniers. 50 nœuds d’ouest prévu dans le
Beagle demain. Le mouillage idéal Puerto Toro.
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